Chronique Indienne 11#

Roland Michaud a quitté son corps, comme on dit ici, il y a quelques jours.
Formant le célèbre couple de photographes avec sa compagne Sabrina, grand lecteur des Mille et Une Nuits, il donnait toujours comme conseil à ses élèves de partir en Inde, porte d’entrée vers le plus incroyable des voyages.

Depuis 10 ans, je peux attester que ce voyage est, non seulement le plus incroyable, mais aussi le plus confrontant.
Au fil des années, j'ai bâti le sentiment de connaître ce pays, néanmoins chaque jour m'apporte son lot d'étonnement et d'enseignement.
Au quotidien, j'apprends autant sur moi-même que sur ce pays où coexistent unité et désordre, harmonie et chaos.
Le yoga dit-on.

Quelle ne fût pas ma surprise, hier, de retrouver un trafic inhabituel près du Temple du Cheval au petit matin sur Papamailkoilstreet. Bus, voitures et d'innombrables deux roues m'ont vite rappelé l'intensité indienne et ont ravivé la nécessité de conduire la TVS rouge avec vigilance et souplesse.

Le couvre-feu en vigueur depuis mars s'est allégé de quelques heures, il est désormais levé à 5 heures du matin. Le temple n'a pas perdu une minute pour reprendre le rythme sacré de la vie quotidienne indienne. Les mariages y sont souvent célébrés à cette heure matinale.

L'annonce samedi soir, 30 mai, du prolongement du couvre-feu pour un mois supplémentaire, m'a laissée une fois de plus perplexe.
Dans les nombreux aménagements annoncés, la première mesure concernait l'ouverture des lieux de culte. Il semble que la forte pression de cet état séculariste ait eu raison des gestes de prévention de base du virus telle que la distanciation physique.


Il convient de préciser ce que signifie le « sécularisme » dans le contexte. Un anglicisme inévitable puisque la notion de laïcité évoque une séparation stricte de l’État et de la religion bien distincte du sécularisme indien. Pour faire simple, et Dieu sait que ce ne l'est pas, on pourrait résumer en disant qu'il s'agit en Inde de l’égale bienveillance de l’État à l’égard de toutes les religions.

L'actualité des derniers mois est une autre histoire dont les mulsumans et les minorités font les frais.

Outre la réouverture des lieux de culte, celle des célèbres "malls", temples de la consommation moderne, font également partie de ce qui ressemble à la fin d'un confinement. Pourtant, pas de vols commerciaux internationaux à l'horizon...

Mon horizon change : la terrasse de l'immeuble redevenue déserte me fait apprécier la redécouverte de la ville, le soir, sur la bicyclette de mon amie Bhawna, coulant quant à elle des jours heureux dans la fraicheur des montagnes au nord. J'arpente une ville sombre et déserte, couvre-feu oblige, à peine rassurée par la présence de la police, plus occupée à dérouler le fil WhatsApp de son téléphone qu'à verbaliser.

Je m'enivre de ce calme si paisible et odorant, les jasmins profitent de la nuit étoilée pour exhaler leurs parfums mirifiques.

Tout n'est pas si rose, loin s'en faut, le grand sujet de cette fin de mois étaient les salaires.

Déjà, les travailleurs précaires ont souffert dès les premières heures du confinement. Puis, ceux moins précaires, mais n'ayant pas reçu de salaires en avril, malgré les directives gouvernementales pour payer entièrement les salariés, ont connus des difficultés. Se pose maintenant la question pour chaque entreprise de payer ou non l'intégralité des traitements pour le mois de mai.

Et là, dix années d'Inde ne me permettent pas de comprendre pourquoi des entreprises qui ont la trésorerie nécessaire envisagent de réduire jusqu'à cinquante pour cent les salaires.
Il faut noter, bien sûr, la loyauté des employé.e.s envers leur entreprise, souvent basée sur des liens presque familiaux, prompt.e.s à participer aux difficultés économiques de leur communauté.
Cependant, la précarité des uns et des autres est mesurable à chaque coin de rue, tout en dignité et en acceptation.

La promenade le long de Beach Road est, elle, peu fréquentée ce matin, signe d'une timide reprise. Les étals en tous genres commencent de réinvestir les trottoirs de la ville. Sous les arbres fleuris, aux mangues s'ajoutent d'autres fruits tout autant charnus et sucrés, le fruit du jacquier est offert aux passants après un long travail de coupe et dénoyautage. Lesdits noyaux toxiques crus ont, cuits, un délicieux goût de châtaigne.

Non ce n'est pas l'hiver, la température est descendue à seulement 29°C cette nuit.

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